Il faut revenir au Coran et aux hadith (les propos du Prophète), étudier de plus près la pratique des premières dynasties musulmanes, reprendre des textes de Mas'udi ou Jahiz, assez libéraux en cette matière, etc. Dans les premiers temps, la sexualité, la passion amoureuse et le plaisir n'étaient pas des thèmes tabous et on en débattait librement, y compris dans les sphères religieuses. Comme toutes les religions, l'islam dicte une série de préceptes - ensemble de devoirs et d'interdits - qui concernent le lien à l'autre, parent, enfant, conjoint. La codification de l'inceste notamment est rigoureuse et précise, parce que la famille musulmane est une famille nombreuse et la parentèle étendue. Les réseaux d'alliances et les mariages entre cousins, qui sont une caractéristique des sociétés méditerranéennes, rendent la possibilité d'alliances consanguines très fréquente. Telle est la situation qu'il faut éviter à travers les règles de prohibition de l'inceste.
Il y a par ailleurs des interdits sévères qui portent sur l'adultère, la pédophilie et l'homosexualité (le procès des cinquante homosexuels égyptiens montre la mesure de cet interdit). De même, la chasteté avant le mariage est une autre restriction sévère, car son non-respect est pratiquement rédhibitoire pour la fille.
Ensuite, il faut comprendre que la sexualité est traitée dans un cadre légal, qui est celui de la famille traditionnelle, de type patriarcal. Celle-ci admet l'existence de la polygamie et du concubinage. C'est une famille dominée par les hommes, tandis que le discours sur le sexe porte véritablement l'empreinte masculine. Certes, la femme n'y est pas totalement absente, mais elle apparaît d'abord comme un partenaire de pratique avant d'être l'auteur d'une quelconque idéologie sexuelle.
Une fois ce contexte général fixé, l'islam redevient très permissif. Il laisse libre cours à une sexualité de couple, riche et épanouie. A la différence de la chrétienté qui veut limiter l'acte charnel à sa seule dimension de reproduction et refuse tout ce qui est plaisir, niant à la sexualité sa part de jouissance, l'islam classique valorise au contraire le plaisir, la sensualité, l'érotisme ; car, à ses yeux, ils structurent les relations entre les hommes et les femmes.
Il faut comprendre qu'au VIIe siècle, le message coranique lui-même est très libérateur par rapport à la morale bédouine qui prédominait largement. Bien évidemment, la sexualité est essentiellement vue du côté masculin, ce qui a été, au demeurant, le fait de toutes les sociétés anciennes. Mais dès le VIIIe siècle, une morale chevaleresque constituée va mettre le concept de l'amour courtois au coeur de ses préoccupations. Si la femme est, aujourd'hui encore, dans une position d'infériorité, on peut avancer - on me dira que je suis téméraire - que dans le fond, l'islam n'est pas misogyne. Selon la plupart des juridictions civiles, la femme doit être non seulement respectée, mais son point de vue doit être pris en compte.
Prenons le cas de la polygamie. Elle nous apparaît comme un vestige du passé, celui d'une domination masculine qui ne fait pas de place à l'élément féminin, mais il faut comprendre que cela était une limitation par rapport aux pratiques antérieures. S'adressant aux hommes, le Coran leur recommande de n'épouser qu'« une, deux, trois ou quatre femmes », bien que le choix de la monogamie est préférable aux yeux de Dieu. C'est clairement dit dans le Coran. Cette autorisation de la polygamie est, pour l'époque, une limitation. Car il était permis aux puissants négociants de La Mecque et de Médine non seulement d'épouser plusieurs femmes, mais de posséder aussi soit des concubines que l'on répudiait à sa guise, soit, tout simplement, des esclaves. Si le musulman ne peut matériellement subvenir à leurs besoins, le Coran lui suggère fortement de n'en prendre qu'une. Certains interprètent même cette limitation comme une prescription de la monogamie, car il est rare qu'un homme puisse traiter de façon égale et juste plusieurs femmes. De facto, la polygamie a disparu de nombreux pays musulmans. Elle est interdite constitutionnellement en Tunisie et en Turquie, et à des degrés inférieurs dans la plupart des autres pays arabes ou musulmans.
La première période de l'islam est une période de conquêtes militaires. Les hommes étaient au combat, et l'on développe alors une éthique guerrière très marquée. Les questions de sexualité et des plaisirs de la chair passent au second plan. Il s'agit au contraire de discipliner les corps, de forger les esprits.
Mais dès le moment où l'islam s'est établi, que la conquête est achevée, les moeurs des élites vont changer du tout au tout. C'est entre le IXe et le Xe siècle que le monde musulman va connaître son âge d'or, notamment dans le domaine des récits sexuels. Il faut dire que le XIe siècle, aussi, sera assez fécond. Dans les centres urbains, les élites - califes, sultans, princes, riches marchands et autres dilettantes - vont inventer les nouvelles conduites, innover dans le domaine de la création et des relations intersexuelles. En inventant de nouvelles règles, c'est toute la civilité qui s'installe, amenant des exigences différentes de confort et de bonheur individuel. Un style de vie nouveau émerge, avec une nouvelle culture, de nouveaux codes de conduites, de nouvelles attentes. C'est une période extraordinaire pour le monde musulman où se déploient simultanément les sciences, les arts, l'architecture, la poésie et la philosophie. C'est le « temps des Lumières » de l'islam.
Le raffinement des moeurs devient alors un idéal, presqu'une obligation pour tous ceux qui veulent monter dans l'échelle sociale. Il en va de même pour la poésie érotique et l'amour. On pourrait dire en termes psychanalytiques qu'en ce temps-là, Eros prenait le pas sur Thanatos, que le volume de vie était plus présent que le principe de mort et de destruction. Exit les razzias du passé, l'obscurantisme de certains gouverneurs ou califes, l'heure est à la maîtrise de son univers corporel et l'exaltation par les mots (et parfois par les actes) de la beauté sous quelque forme qu'elle se présente.
En matière de moeurs sexuelles, les évolutions sont d'une étonnante modernité. Jahiz (IXe siècle) publie une Eloge des éphèbes et des courtisanes, un dialogue entre deux hommes qui, déjà en ce temps-là, glosaient sur les mérites croisés de l'homosexualité et de l'hétérosexualité. On dissertait sur le duvet soyeux des adolescents. Le grand poète Abu Nuwas (762-vers 812) n'avait-il pas écrit librement plusieurs centaines de poèmes au ton libertin ? Dans Le Vin, le vent, la vie, il compose un hymne aux plaisirs de la vie et de la chair. Ses propos sont sans équivoque :
« J'ai quitté les filles pour les garçons, et pour le vin vieux, j'ai laissé l'eau claire. Loin du droit chemin, j'ai pris sans façon celui du péché, car je le préfère. »
Personne ne songe à l'époque à censurer ces propos. C'était une époque bénie pour l'islam.
A partir du XIIe siècle vont se succéder des périodes plus sombres. Les conquêtes culturelles de la période antérieure sont remises en cause. Dans une société, quand les contraintes sociales, économiques, politiques se font plus fortes, ce sont les conquêtes culturelles les plus tardives qui disparaissent en premier. Ainsi, un « art de la rose » s'était établi à la fin de la période faste de l'islam, et cet art floral va être le premier atteint. Quoi, un raffinement suprême ! C'est lui qui va disparaître en premier. Par la suite, les arts, sciences, littérature, vont régresser à leur tour. Il n'y certes pas d'évolution linéaire en matière d'histoire des mentalités et de moeurs. Mais on peut cerner des périodes sombres et des périodes fastes. Ainsi, alors que les premiers temps de l'islam marquaient une nette libération de la femme par rapport à la période antérieure, celle de la jahiliah, l'ante-islam, la situation de la femme va se dégrader par la suite (même si, au sein de chaque époque, il faudrait distinguer des évolutions plus précises).
Aux premiers temps de l'islam, les femmes avaient acquis une certaine indépendance et autonomie. Elles avaient le droit de participer aux affaires politiques, au commerce. Il y avait des femmes riches et puissantes comme Khadidja, la première femme du Prophète. Les femmes pouvaient aussi participer aux expéditions guerrières, et prier non loin des hommes. Par la suite, sous la pression silencieuse, mais décidée, des hommes, les femmes vont petit à petit quitter l'espace public pour se réfugier dans le harem.
Malek Chebel
Un anthropologue des mentalités
Docteur en psychanalyse, anthropologue, Malek Chebel est écrivain et conférencier. Spécialiste des mentalités dans le monde arabe et en Islam, ses travaux portent sur la sexualité, le comportement amoureux, le symbolisme et l'imaginaire arabo-musulmans.