dimanche 15 juin 2008

Ils ont choisi l'islam





En embrassant l'islam, le converti entre dans une nouvelle famille : la communauté musulmane. Ils sont environ 50 000 en France à avoir sauté le pas, préfigurant ce que pourrait être l'islam français de demain, à cheval sur deux cultures. Enquête sur une démarche de moins en moins élitiste.

LE MONDE | 03.12.01

Après son mariage, Omero a loué une maison à côté de celle de ses parents. Il est retourné vivre à Raismes, près de Valenciennes (Nord), dans le coron de son enfance. La mine de charbon a fermé ses portes à la fin des années 1980. Les mineurs et leur famille sont restés. Des Polonais, des Espagnols, des Italiens, des Berbères du Sud marocain. Un creuset de peuples et de cultures, qui s'est formé de part et d'autre de la rue droite, dans les maisons en briques rouges, sous le ciel gris du Nord.

L'habitation d'Omero est semblable à toutes les autres. L'intérieur est meublé sobrement en pin. "Je n'ai pas voulu d'un cadre de vie trop exotique", justifie le maître des lieux. Il y a bien ces encyclopédies en arabe, qui envahissent les rayonnages de la bibliothèque. Ces traités de droit islamique, dont les reliures s'ornent de calligraphies dorées. Ici, on parle couramment l'arabe littéraire et le dialecte marocain. "J'ai fait un gros effort du point de vue culturel..." Une phrase qui résume sobrement des années d'apprentissage de ces deux langues. Fils d'immigrés italiens, Omero s'est converti à l'islam à dix-neuf ans, juste après son bac. Il en a trente-deux aujourd'hui, une femme d'origine marocaine et quatre enfants.

Avec sa barbe noire comme le jais, il pourrait passer aisément pour arabe. Sa famille est originaire de Sardaigne. Dernier d'une famille de sept, il se souvient encore des messes de son enfance. Il y faisait même les lectures. "J'avais de bons rapports avec le curé. A l'adolescence, je me suis détaché de la religion. Les spiritualités orientales m'intéressaient. J'étais assez proche du bouddhisme."

A Raismes, Omero fréquentait des jeunes d'origine maghrébine. Une salle de prière avait été aménagée dans un ancien atelier de mineurs. "Je trouvais que les musulmans étaient plus assidus à la prière que les catholiques. Petit à petit, je me suis rapproché de la mosquée. J'allais boire le thé, je discutais beaucoup avec les copains..." Fin 1987, le jeune homme franchit le pas et se convertit. Ils sont quatre, dans la petite cité minière, à avoir fait ce choix. "Longtemps, je me suis posé la question "Qui suis-je ?". A ma majorité, j'ai très mal supporté de devoir choisir la nationalité française. Heureusement, j'ai pu conserver mon passeport italien. Après ma conversion, j'éprouvais le besoin d'en rajouter. Je portais le keffieh, je parlais arabe tout le temps..."

Aujourd'hui, Omero assume sans complexe son identité de franco-italien de religion musulmane. S'il parle l'arabe à la maison, avec sa femme et ses enfants, il écoute de la musique sarde. "Il n'y a pas de culture islamique. Il faut distinguer l'appartenance confessionnelle et les racines culturelles", insiste-t-il.

Omero a conservé son prénom italien. Frédéric, lui, devrait bientôt devenir Hamid pour l'état civil. Il a déjà versé 5 000 francs à un avocat pour engager des démarches auprès de l'administration. "Hamid, cela veut dire "Louange à Dieu", c'est un prénom qui me convient bien", explique-t-il avec l'accent ch'timi. Cet informaticien de vingt-six ans travaille dans un cybercafé du centre-ville de Roubaix. "Ici, la nourriture est halal, la majorité de notre clientèle est musulmane. Roubaix est une ville hors norme, pluriculturelle."

Frédéric a rencontré l'islam dans son voisinage : un copain maghrébin, la famille de celui-ci qui l'accueille, une ambiance dans laquelle il se sent bien, une culture qui l'attire. A vingt ans, il achète et dévore des tas de livres sur la religion musulmane. "J'étais un mécréant. Je ne croyais pas en Dieu. Je venais d'une famille croyante, mais pas pratiquante. J'ai découvert Dieu dans l'islam." Le jeune homme commence par ne plus manger de porc. Il apprend tout seul à faire la prière, la salat, en regardant les illustrations dans les livres. Puis un jour, il se jette à l'eau. Il se rend à la mosquée pour la prière du vendredi. "Je m'en souviens très bien. J'étais arrivé en retard. Tout le monde était déjà en rangs, sur les tapis. J'ai eu l'impression que tous les regards se braquaient sur moi."

Frédéric est retourné à la mosquée. Il a suivi l'itinéraire complet du converti. Il a récité devant deux témoins la profession de foi musulmane, la chahada, signe de sa conversion. Il garde un souvenir douloureux de sa circoncision ("Un mois et demi de cicatrisation..."). Il a créé un site Internet pour faire partager son savoir sur l'islam. Il a rencontré une jeune femme musulmane sur un salon d'informatique et l'a épousée. Frédéric-Hamid est heureux. "Je suis zen, je suis dans le din, comme on dit en arabe, dans la religion..."

Gaétan aussi a trouvé sa voie dans l'islam. "Avant, j'étais une peste", avoue ce jeune homme brun, aux yeux verts et au regard buté. "Je me suis nettement amélioré. J'ai trouvé la paix de l'esprit." Pour lui, les discussions avec un copain de fac, Djamel, ont été décisives. "L'islam, je connaissais déjà. Je baigne dedans depuis l'enfance. Dans mon école, à Tourcoing, la moitié des élèves étaient musulmans. Mais j'ai eu la chance de rencontrer quelqu'un qui a su m'expliquer la religion. J'ai trouvé ce que je cherchais : des valeurs qui soient vraiment définies et qui tiennent. Par rapport à la boisson et à l'adultère, surtout. Ce que je ne trouvais pas chez les catholiques."

Pour Gaétan comme pour Frédéric, la conversion n'a pas été qu'un chemin jonché de roses. "Je me suis converti en 1995, raconte le premier. Au moment des attentats et de l'affaire du gang de Roubaix. On me disait : "Tu veux être musulman, c'est la honte ! Tu vas devenir terroriste..." Plus tard, j'ai su que la DST avait mené une enquête sur mon compte. A cette époque, je commençais à travailler comme animateur socioculturel à Tourcoing. Mon patron a tout fait pour me faire revenir de l'autre côté. Jusqu'à ce qu'il voie que l'islam était bon pour moi." Il y a aussi les explications avec la famille, les incompréhensions, les non-dits. "Je n'en ai jamais parlé avec mes parents, mais je pense qu'ils ont deviné", murmure Frédéric. "Quand je vais déjeuner chez eux, ma mère achète un poulet chez le boucher halal du coin."

En embrassant l'islam, le converti entre dans une nouvelle famille, celle de la communauté musulmane. Gaétan affirme qu'il a été bien accueilli : "Les convertis sont toujours bien vus." Frédéric est plus nuancé : "95 % de mes amis sont maghrébins. Je joue dans une équipe de foot où je suis le seul Français d'origine. J'ai un pied dans les deux cultures. Je peux dire qu'il y a du racisme des deux côtés. Pour beaucoup d'Arabes, les convertis restent des "gouals", comme ils disent, des Français dont il faut se méfier."

Le mariage constitue la grande épreuve pour le converti, la barrière devant laquelle il rencontre les plus grandes difficultés. Pour assumer ses choix, il souhaite invariablement se marier avec une musulmane. Sur ce point, Gaétan est catégorique : "Pour moi, épouser une non-musulmane ce serait faire machine arrière." Mais la plupart des familles maghrébines respectent encore une stricte endogamie. "Les choses évoluent lentement, constate Omero. Avant, on se mariait entre Berbères ou entre familles d'une même région. Désormais, les parents acceptent que leur fille épouse un Arabe, d'où qu'il vienne. Un converti, c'est beaucoup plus difficile. Ce sera l'étape suivante."

Fatiha Ajbli a consacré un mémoire de DEA en sociologie au phénomène de la conversion dans le Nord. Pour elle, le nombre de convertis est "étonnant". Et cela en dépit d'une image de l'islam encore très négative dans la société française. "Il suffit que vous alliez dans une mosquée à Lille ou à Roubaix. Vous verrez qu'il n'y a plus un faciès caractéristique du musulman. Vous distinguerez une proportion importante de convertis." Frédéric confirme : "Je connais un vigile d'une grande surface de vêtements, dans le centre-ville. Un gars blond, bien baraqué. Eh bien, il va à la mosquée tous les vendredis !"

Dans une ville comme Roubaix, la population des convertis compose un échantillon assez représentatif de la diversité musulmane. On y trouve aussi bien des jeunes en survêtement et chaussures de sport, que des salafistes, avec une barbe longue et une djellaba, ou des mystiques soufis qui ne mettent jamais les pieds à la mosquée. La grande nouveauté est que les premiers sont de plus en plus nombreux : la conversion a quitté la sphère raffinée des orientalistes pour toucher un milieu jeune et populaire. "C'est l'effet de ce que j'appelle une socialisation mixte, insiste Mme Ajbli. Dans un département comme le Nord, l'islam fait partie du quotidien des jeunes. Musulmans et non-musulmans usent leurs fonds de culotte sur les mêmes bancs d'école."

Combien sont-ils à avoir fait le choix de l'islam ? Un total de 50 000 en France, selon certaines estimations. "Il est difficile de donner un chiffre, souligne prudemment Fatiha Ajbli. Les registres de conversion des mosquées et des ambassades de pays musulmans ne sont pas exhaustifs. Je pense, en particulier, que les jeunes filles sont moins nombreuses que les garçons à se déclarer. Parce que le certificat de conversion n'est pas obligatoire pour l'épouse, dans les mariages mixtes. Les femmes sont aussi moins nombreuses à faire le pèlerinage à La Mecque. Pour toutes ces raisons, il me semble que la proportion de jeunes filles converties est sous-estimée."

Fatiha Ajbli a interrogé une trentaine de convertis dans le Nord. A partir de ces entretiens, elle a essayé de dégager des parcours typiques. Pour elle, le choix de la conversion s'opère le plus souvent entre dix-huit et vingt-quatre ans. "C'est une époque de rébellion par rapport à ce qu'on a pu apprendre au cours de l'enfance. C'est aussi pendant cette période que les mécanismes identitaires se mettent en place. Les conversions après quarante ans sont beaucoup plus atypiques."

Les changements de religion dans l'autre sens – de l'islam vers le christianisme – existent aussi, mais ils seraient moins nombreux, selon la jeune chercheuse. "On constate que l'islam est quelque chose qui "retient bien". Ce n'est pas seulement une religion, c'est un environnement qui détermine tout un quotidien, qui insère dans un milieu familial et dans une communauté plus large." Pour Mme Ajbli, l'autre raison qui explique le faible nombre de conversions vers le catholicisme doit être cherchée dans la lenteur de la démarche. "A Lille, l'évêché demande au minimum une formation de deux ans avant le baptême. Il est beaucoup plus simple d'entrer dans l'islam. C'est quelque chose qui se joue entre soi et Dieu. Il n'y a, pour ainsi dire, pas d'intermédiaire... Dans la région, ceux qui recrutent le plus en milieu musulman sont les protestants évangéliques et les Témoins de Jéhovah. Leurs méthodes de prosélytisme sont bien rodées, et il est très simple de se convertir chez eux."

La conclusion de Fatiha Ajbli est que les convertis préfigurent ce que sera un islam français, dans quelques dizaines d'années. Déjà, beaucoup de points communs les rapprochent des jeunes musulmans de la troisième génération issue de l'immigration. Comme eux, ils ne maîtrisent pas la langue arabe. Comme eux, ils n'ont aucun lien avec les pays musulmans. Ils expérimentent avec plus ou moins de bonheur un équilibre entre leur citoyenneté française et leur appartenance confessionnelle.

A cheval entre deux cultures, les convertis jouent aussi un rôle de trait d'union. Dans le contexte des attentats du 11 septembre, ils font œuvre de pédagogie. Comme Manuel, commerçant de Tourcoing qui est devenu Miloud. Il y a vingt ans, il a lu le Coran et il a senti "une lumière qui a jailli". Malgré "des pressions énormes" de son entourage, il a tenu bon. Aujourd'hui encore, cet homme large de carrure et volubile s'émerveille du "silence" qui règne dans les mosquées. Il affirme tranquillement qu'il faut "faire le tri entre ce qui appartient à la tradition arabe et l'islam". Dans sa papeterie du centre de Tourcoing, ou bien au café du coin, il se démène, il explique, il rassure. "Les gens s'inquiètent, ils posent des questions. Il faut leur répondre. Je crois que la religion musulmane entre petit à petit dans les mœurs." Ce que Miloud résume en une phrase : "L'islam se démocratise..."

Xavier Ternisien



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